48. Au-dessus de la face nocturne

Heywood Floyd était désorienté. Il ne reconnaissait  plus la salle de contrôle de Leonov, qu'il avait toujours connue en apesanteur et, de même, les événements qui venaient de se passer avaient pour lui quelque chose d’irréel, lui donnaient l'impression d'un cauchemar au ralenti sorti d'un film d'horreur classique. Il n'avait connu pareille situation qu'une fois dans sa vie, lorsqu'il s'était trouvé à l'arrière d'une voiture partie dans un dérapage incontrôlable. Il avait eu alors le même sentiment d'impuissance, accompagné de cette pensée : cela n'a pas vraiment d'importance, ce n'est pas à moi que cela arrive.

Une fois la mise à feu commencée, son humeur changea, et la réalité se remit en place. Tout se passait comme prévu, Hal les reconduisait sans encombre vers la Terre, et à chaque minute leur avenir paraissait plus sûr. Floyd se détendit, mais continua de surveiller ce qui se passait autour de lui.

Il survolait pour la dernière fois — d'autres hommes reviendraient-ils un jour? — la face nocturne de la plus grande des planètes, celle qui pourrait contenir un millier de globes comme celui de la Terre. Les vaisseaux avaient tourné sur eux-mêmes, de sorte que Leonov était placé entre Jupiter et Discovery, et que rien ne les empêchait de contempler le paysage mystérieux des nuages luminescents. Des douzaines d'instruments continuaient à sonder, mesurer, enregistrer, et Hal prendrait le relais quand ils seraient partis.

Comme la crise était passée, Floyd « descendit » prudemment de la passerelle — comme il était étrange de sentir à nouveau son poids, même s'il ne pesait que dix kilos! — et rejoignit Xénia et Katerina dans la cabine d'observation. A part le rouge sombre des lampes de secours, toutes les lumières étaient éteintes pour qu’ils pussent assister au spectacle le plus confortablement possible. Il eut un élan de pitié envers Max et Sacha, assis dans le sas, revêtus de leurs combinaisons, et qui ne pourraient rien voir. Il fallait qu'ils soient prêts à sortir au moment voulu pour aller couper les lanières fixant les vaisseaux l'un à l'autre, au cas où l'une ou plusieurs des charges explosives feraient long feu.

Jupiter remplissait tout le ciel. Ils n'étaient qu'à cinq cents kilomètres, à peine, ne pouvant voir qu'une partie de sa surface — comme la Terre vue de cinquante kilomètres. A mesure que ses yeux s'habituaient à la lumière crépusculaire, dont la plus grande partie était renvoyée par la surface glacée d'Europe, Floyd distinguait de mieux en mieux les détails. Il y avait trop peu de lumière pour voir les couleurs, sinon une trace de rouge par-ci par-là, mais il voyait clairement la structure des bancs de nuages, et aperçut même le bord d'un petit cyclone, lequel ressemblait à une île de forme ovale et couverte de neige. Ils avaient laissé depuis longtemps derrière eux la Grande Tache noire, et ils ne la verraient plus avant d'être sur le chemin du retour.

En bas, sous les nuages, il y avait parfois des explosions de lumière, le reflet des orages de Jupiter. Mais d'autres lueurs, d'autres jaillissements lumineux duraient plus longtemps et avaient peut-être d'autres origines. Des anneaux incandescents s'élargissaient comme des ondes de choc à partir d'un point central, des rayons balayaient les nuages ou se déployaient en éventail. Il ne fallait pas grand effort d'imagination pour vouloir croire que c'était la preuve d'une civilisation technologique dissimulée sous les tempêtes — pour y voir les lumières des villes, les phares des aéroports. Mais les radars et les ballons-sondes avaient prouvé depuis longtemps qu'il n'y avait aucun élément solide pendant des milliers et des milliers de kilomètres, jusqu'au noyau inaccessible de la planète.

Minuit sur Jupiter! Leur dernier aperçu de la planète géante fut un interlude magique dont il se souviendrait toute sa vie. Il pouvait d'autant plus se laisser aller à son plaisir que tous les problèmes étaient réglés, il en était certain, et que même si ce n'était pas le cas, il n'aurait rien à se reprocher, ayant fait tout son possible en vue de la réussite.

La cabine était silencieuse. Personne n'avait envie de parler, le tapis de nuages se déroulait et s'enfuyait sous leurs yeux. A quelques minutes d'intervalle Tania ou Vassili annonçait la  durée de propulsion. Vers le moment prévu pour l'arrêt des moteurs de Discovery, la tension se remit à monter. C'était le moment critique, et personne ne savait exactement quand il surviendrait. Les jauges à propergol étaient d'une précision douteuse, et les réacteurs fonctionneraient jusqu'à la panne sèche.

— Arrêt propulsion dans dix secondes, dit Tania. Walter, Chandra, soyez prêts à nous rejoindre. Max, Vassili, restez en alerte en cas de besoin. Cinq... quatre... trois... deux... un... zéro!

Rien. Pas de changement. Ils entendaient toujours le rugissement assourdi de Discovery, à travers la double coque, et leurs corps percevaient la gravité induite par l'accélération. Nous avons de la chance, pensa Floyd. Les jauges avaient tendance à sous-évaluer, après tout. Chaque seconde de plus était un bonus et pouvait même faire toute la différence entre la vie et la mort. Et quelle drôle de chose que d'entendre un compte a rebours à l'envers !

— ... cinq secondes... dix secondes... treize secondes... Ça y est, un nombre porte-bonheur : treize!

De nouveau l'apesanteur, et le silence. De brèves acclamations, sur les deux vaisseaux, vite interrompues. Il y avait encore beaucoup à faire — et à faire vite.

Floyd eut envie d'aller féliciter Chandra et Curnow à leur retour, mais il aurait gêné tout le monde. Le sas allait déborder d'activité : Max et Sacha prêts à sortir, d'autres occupés à détacher le tube étanche reliant les vaisseaux. Il attendrait ici le retour des héros.

Il se détendit un peu plus — passant de huit à sept, mettons, sur une échelle de dix. Pour la première fois depuis longtemps, il pouvait oublier son coupe-circuit. On n'en aurait plus besoin : Hal avait travaillé de manière impeccable et, même s'il le voulait, il ne pouvait plus rien faire qui mette en danger la mission, Discovery n'ayant plus une goutte de propergol.

— Tout le monde à bord, annonça Sacha. Ecoutilles verrouillées. Je vais faire sauter les charges.

Il n'y eut pas le moindre bruit au moment des explosions, ce qui étonna Floyd. Il avait cru que les lanières tendues comme de l'acier d'un vaisseau à l'autre auraient transmis quelques vibrations sonores. Mais aucun doute, elles avaient bien explosé, car Leonov fut agité par une série de petites secousses, comme si quelqu’un frappait sur la coque. Une minute après, Vassili alluma les réacteurs d'altitude pour une brève poussée.

— Nous sommes libres! cria-t-il. Sacha, Max — on n'a plus besoin de vous! Tout le monde dans les hamacs — mise à feu dans cent secondes !

Alors Jupiter s'éloigna et un objet nouveau, de forme étrange, apparut dans le ciel en face des grands hublots — la longue et squelettique silhouette de Discovery, tous feux allumés, qui retournait à l'espace et à l'histoire. Ce n'était plus le temps des adieux, du sentiment : le réacteur de Leonov allait se mettre en marche d'un instant à l'autre.

Floyd ne l'avait jamais entendu fonctionner à pleine puissance, et il essaya de se boucher les oreilles pour se protéger du rugissement qui remplit l'univers. Ceux qui avaient conçu le vaisseau n'avaient pas gaspillé de la charge utile pour une isolation phonique utilisée à peine quelques heures au cours d'un voyage durant plusieurs années. De plus il avait l'impression de peser un poids énorme — ce n'était pourtant que le quart de ce qu'il avait pesé toute sa vie.

Derrière eux, en quelques minutes, Discovery s'effaça dans le lointain. On put encore voir clignoter ses feux, puis ils disparurent au-dessous de l'horizon. Je fais un deuxième tour de Jupiter, se dit Floyd, mais cette fois nous accélérons, au lieu de freiner. Il regarda Xénia, à peine visible dans la pénombre, le nez collé au hublot. Pensait-elle aussi à leur arrivée, au hamac où ils avaient dormi ensemble ? Ils ne risquaient plus d'être incinérés, et cette crainte particulière du moins lui était épargnée. De plus elle semblait plus sûre d'elle, plus joyeuse, grâce à Max, certainement — et peut-être à Walter.

Elle dut sentir son regard, car elle se retourna et lui sourit. Puis elle tendit le bras vers l'océan de nuages qui défilait sous eux.

— Regardez! cria-t-elle dans son oreille. Jupiter a une nouvelle lune !

Qu'est-ce qu'elle essaie de dire? se demanda Floyd. Elle ne parle toujours pas très bien anglais, mais elle ne peut pas se tromper avec une phrase aussi simple. Je suis sûr d'avoir bien entendu — mais elle pointe son doigt vers le bas, pas vers le haut...

Il se rendit compte alors qu'au-dessus d'eux le ciel était devenu beaucoup plus clair; il apercevait même des nuances jaunes et vertes jusque-là invisibles. Quelque chose de beaucoup plus lumineux qu'Europe illuminait les nuages de Jupiter.

Leonov, mille fois plus brillant que le soleil de midi, à cet endroit du système solaire, avait fait naître une aurore trompeuse sur le monde qu'il quittait pour toujours. Une traînée de plasma incandescent, longue de cent kilomètres, suivait le vaisseau spatial — le jet de la propulsion Sakharov dissipait dans le vide son énergie résiduelle.

Vassili fit une annonce, inintelligible. Floyd regarda sa montre — oui, ce devait être le moment. Ils avaient atteint la vitesse de libération jovienne. Le géant ne pourrait plus les prendre au piège.

Puis, devant eux, à des milliers de kilomètres, un arc lumineux, immense, apparut dans le ciel — le début de la véritable aurore jovienne, aussi riche de promesses qu'un arc-en-ciel sur Terre. Quelques secondes plus tard le Soleil bondit, comme pour les accueillir, dans toute sa gloire — un Soleil qui serait désormais chaque jour plus brillant et plus chaud.

Encore quelques minutes à la même accélération, et Leonov serait irrévocablement lancé sur le chemin du retour. Floyd se sentit envahi par le soulagement, tout son corps se détendit. Les lois immuables de la mécanique céleste leur feraient traverser les régions centrales du système solaire, les orbites enchevêtrées des astéroïdes, dépasser Mars —  rien ne pouvait l'empêcher de retrouver la Terre.

Dans l'euphorie de l'instant, il avait tout oublié de la mystérieuse tache noire qui envahissait la surface de Jupiter.

2010: Odyssée Deux
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